Présentation1Très tôt déjà dans ses réformes liturgiques, Luther propose de remplacer la formule traditionnelle de clôture de la messe ite missa est par une formule de bénédiction. En 1523, il suggère diverses possibilités, la formule trinitaire classique, la bénédiction de Ps 67,2 ou encore la formule de bénédiction dite d’Aaaron en Nb 6,24-26. En 1526, dans son traité de liturgie Deutsche Messe und Ordnung Gottesdiensts, il privilégie cette bénédiction aaronite. 2Pour en approfondir le contenu, Luther y consacre la partie finale d’une prédication du 8 décembre 1527. En 1532, il reprend et explicite cette brève esquisse, pour en faire un petit ouvrage. À l’heure où l’on s’interroge sur la signification et la portée de la bénédiction, on peut découvrir dans cet opuscule, très peu connu, une véritable petite théologie de la bénédiction, à la croisée entre la doctrine des deux règnes entre la dimension corporelle et la dimension spirituelle de la bénédiction et de la doctrine de la trinité une interprétation trinitaire des trois éléments de la bénédiction d’Aaron. 3*4Et le Seigneur dit à Moïse Dis à Aaron et ses fils Vous bénirez ainsi les enfants d’Israël et leur direz 5Que le Seigneur te bénisse et te garde. 6Que le Seigneur fasse luire son visage sur toi et t’accorde sa grâce. 7Que le Seigneur lève son visage sur toi et te donne la paix. 8Ainsi ils placeront mon nom sur les enfants d’Israël, et je les bénirai [2].Que le Seigneur te bénisse et te garde9La première partie de cette bénédiction concerne la vie corporelle et ses biens, comme il est dit dans le premier chapitre du premier livre de Moïse et souvent ailleurs aussi Et Dieu les bénit et dit Croissez et soyez fertiles [3]. » C’est pourquoi c’est la manière habituelle de parler dans l’Écriture Accorde-moi une bénédiction ; N’as-tu pas plus de bénédiction ? C’est-à-dire Donne-moi quelque chose comme un bien, du pain, un vêtement, etc. Car ce n’est rien d’autre que des dons de Dieu, et c’est par sa bénédiction que nous avons ce que nous avons. Et c’est pourquoi cela s’appelle aussi une bénédiction c’est un don de Dieu, qu’il nous donne par sa bénédiction. 10Ainsi cette bénédiction souhaite au peuple que Dieu veuille lui donner le bonheur et tous les biens, et qu’il veuille aussi le garder et le conserver, à savoir qu’il soit d’abord lui-même fertile corporellement, en ayant un fidèle conjoint, de la nourriture, des habits et tout ce qui est nécessaire à cette vie corporelle, comme une maison, un domaine, des champs, du bétail et des domestiques. Et s’il donne tout cela et que nous le possédons, qu’il le garde et le préserve aussi, le corps de la maladie et des peines ; le bétail, la maison et les champs du feu, de l’eau, des tempêtes et de toutes sortes de dégâts. 11Et une telle bénédiction nous apprend par ailleurs à être reconnaissants et à réaliser que notre corps et notre vie, avec tous les biens, et besoins, ne sont faits et acquis ni par notre œuvre, ni par notre travail, et qu’ils ne sont protégés et conservés ni par notre effort, ni par notre souci, mais que tout cela, c’est la bénédiction, la protection et le souci de Dieu. Non que cela soit une raison pour devenir oisifs, pour ne plus travailler, ni veiller ; nous devons bien plutôt faire notre part en travail et en protection. Mais nous devons savoir que c’est Dieu qui doit faire prospérer et réussir notre travail et notre sollicitude. C’est ce qu’enseigne Paul au troisième chapitre de la Première épître aux Corinthiens J’ai planté, Apollos a arrosé, mais c’est Dieu qui a fait croître [4]. » 12Car nous voyons combien d’innombrables maladies et infirmités peuvent atteindre, et atteignent quotidiennement notre propre corps, nos femmes, nos enfants, nos domestiques ; combien d’innombrables dangers et malheurs guettent sans cesse le bétail ; combien d’innombrables dégâts et vermines menacent constamment les fruits et les autres biens. Il n’est aucunement possible que nous puissions, par notre force et notre sagesse, préserver et garder le moindre poulet ou porcelet, et même la moindre graine ou le moindre brin – et combien moins pourrions-nous les faire, les créer. C’est le créateur qui nous crée et nous donne tout, et qui doit aussi tout protéger et préserver, étant entendu que nous devons aussi travailler et ne pas nous laisser aller de manière oisive et le Seigneur fasse luire son visage sur toi et t’accorde sa grâce13La deuxième partie concerne la nature spirituelle et l’âme. Car le bétail et les biens ne sont pas réceptifs à une telle bénédiction, mais restent dans la première partie, puisqu’ils ont avec nous la bénédiction générale selon le corps. Et ici, nous devons apprendre l’hébreu et connaître la langue, car cela résonne de manière incompréhensible en allemand [et en français !], si je dis Que Dieu fasse luire son visage sur toi. » Et pourtant on ne peut guère l’exprimer et le traduire autrement ; c’est pourquoi nous devons l’énoncer selon l’hébreu et le laisser ainsi. 14En allemand [et en français !], cela signifie à peu près que Dieu se montre à toi de manière amicale et réconfortante. Qu’il ne te regarde pas de manière méchante et colérique, qu’il n’effraie pas ton cœur, mais qu’il te regarde en riant, de manière joyeuse et paternelle, afin que, par lui, tu deviennes joyeux et serein, et que tu aies une confiance joyeuse et cordiale en lui. Cela advient lorsqu’il nous pardonne notre péché et ne nous l’impute pas, mais affranchit par sa parole et son esprit notre conscience affligée et découragée, afin que notre cœur puisse sentir que Dieu ne veut pas considérer notre péché, mais l’oublier éternellement, et combien il veut, à l’avenir, être gracieux, amical, réconfortant et doux à notre égard. 15Il en va de même pour le soleil bien-aimé lorsqu’il se lève et répand son riche éclat et sa douce lumière sur le monde entier, il ne fait rien d’autre que faire luire son visage sur le monde entier. C’est-à-dire qu’il luit de manière claire et joyeuse et réjouit non seulement les êtres humains, mais aussi les animaux, les oiseaux, etc., et il rend lumineux et crée comme neuf tout ce qui est dans le ciel et sur la terre. Mais quand il cache son visage clair et agréable et se couche, toutes choses reçoivent un air mauvais, affligé, sombre, noir, comme si elles étaient mortes et en enfer. C’est ainsi que tu dois aussi comprendre le texte de la bénédiction quand Dieu donne sa parole, il laisse luire son visage de manière joyeuse et claire sur toutes les consciences et les rend ainsi joyeuses, audacieuses, lumineuses et comme des cœurs et des êtres humains pleinement neufs. Car elle apporte le pardon des péchés et nous montre Dieu comme un père gracieux et miséricordieux, qui se lamente de notre douleur et affliction, et qui nous prend en pitié. Mais s’il enlève sa parole, il cache son visage. Tout devient alors sombre, noir, affligé, lamentation et douleur se répandent dans la conscience – on ne sent alors que colère, et aucune grâce. 16Ainsi donc cette bénédiction souhaite si je dois le dire en allemand [ou en français !] que Dieu veuille nous faire luire abondamment sa parole de grâce et faire des consciences réconfortées, que le péché, la conscience, les lois et le diable ne nous effraient, ni ne nous rendent découragés, craintifs et affligés, afin que, dans notre cœur, nous ne sentions pas sa colère, mais sa faveur et son amour. C’est là la véritable grande bénédiction spirituelle, qui fait don d’une vie spirituelle et éternelle et qui ne peut être donnée aux animaux, au bétail, aux oiseaux, etc. 17Cependant il ajoute encore et t’accorde sa grâce » et ne se contente donc pas de dire qu’il fait luire ou resplendir son visage sur nous. Car il y a encore deux éléments dans cette bénédiction que Paul a l’habitude d’exprimer de manière différente Gratia et Donum », la grâce et le don ». Le premier élément, c’est la grâce ou la faveur, lorsqu’il détourne sa colère, nous regarde de manière gracieuse par sa parole, nous pardonne tout péché et rend notre cœur assuré et joyeux à son égard. Ensuite il donne également les dons riches et variés de son Esprit, par lesquels nous pouvons réaliser beaucoup de choses, aussi bien en nous-mêmes que dans le monde entier, comme enseigner, consoler, conseiller, aider, baptiser, distribuer le sacrement, faire des miracles et ainsi de suite, comme Paul énumère ces dons dans le douzième chapitre de la Première épître aux Corinthiens [5]. 18Il en va de même pour le soleil bien-aimé quand il se lève, il ne rend pas seulement le monde entier joyeux avec son agréable et belle lumière, mais il agit, donne et contribue à ce que tous deux, les êtres humains et le bétail, puissent faire toutes sortes de choses, travailler, marcher, se tenir debout et utiliser tous leurs membres. Il réchauffe et fait croître toutes sortes de plantes et de fruits, jusqu’à ce qu’ils soient tous mûrs et parfaits. De même la bénédiction signifie ici que Dieu, avec sa parole de grâce, ne veut pas seulement nous faire luire clairement et nous rendre joyeux par le pardon des péchés et la manifestation de sa faveur à notre égard, mais qu’il veut aussi nous accorder sa grâce. Cela signifie qu’il nous aide gracieusement, nous fortifie avec son Esprit et ses dons, afin que nous puissions faire toute sa volonté. C’est pourquoi ce mot accorder la grâce » signifie tout autant gratifier » ou se donner gracieusement », comme le patriarche Jacob utilise ce mot dans le livre de la Genèse au chapitre 33 [v. 5], en disant à Esaü Ce sont les enfants dont Dieu m’a gratifié, qu’il m’a offerts en cadeau, qu’il m’a donnés gracieusement. » 19Et cette bénédiction nous apprend ici aussi que nous devons être reconnaissants et réaliser que nous ne pouvons nous débarrasser de notre péché par aucun mérite ou aucune œuvre, et pas non plus par quelque sainteté ou sagesse terrestres. Aucun autre prédicateur ou maître – quel qu’il soit – ne peut calmer et réconforter une seule conscience à l’égard du plus petit péché qui soit ; c’est la seule parole divine lumineuse qui doit le faire. Non pas que nous ne devions plus faire aucune œuvre et vivre de manière indifférente ; nous devons bien plus nous exercer dans les bonnes œuvres, et savoir en même temps qu’une conscience joyeuse n’advient par aucun autre moyen, sinon que Dieu fait luire son visage sur nous. Cela signifie par le pardon du péché par pure grâce et miséricorde. Ni la prédication, ni la confession, ni aucune bonne œuvre ou parole chrétienne ne peut initier cela, et donc encore beaucoup moins l’accomplir, s’il ne nous gratifie, nous fortifie et nous pousse avant gracieusement avec ses le Seigneur lève son visage sur toi et te donne la paix20La troisième partie concerne également la nature spirituelle et l’âme, et elle est un souhait de consolation et de victoire ultime sous la croix, la mort, le diable et tous les portiques infernaux, avec le monde et les autres envies de la chair. Car bien qu’il nous ait accordé sa grâce, qu’il nous ait pardonné le péché et qu’il nous ait décorés de son Esprit, nous avons pourtant tout cela encore devant nous, oui, nous sommes encore toujours en lutte avec le diable et les autres péchés. 21Car, lorsque le diable découvre que nous avons la parole de grâce de Dieu, que nous avons échappé à son royaume et que nous sommes devenus des enfants de Dieu, il devient furieux, se met en colère et envoie la puissance du monde à nos trousses, avec l’épée, le feu, etc., la sagesse mondaine, avec de multiples hérésies et erreurs, et même la sainteté mondaine, par des faux frères et des hypocrites. C’est pourquoi il est nécessaire non seulement de commencer, de nous illuminer et de nous donner l’Esprit, ou comme le dit Paul Les prémices de l’Esprit [6] », mais de prendre soin de nous, afin que nous atteignions la plénitude de l’Esprit et l’entière victoire. Car ce n’est pas celui qui commence, mais celui qui persévère qui devient bienheureux. 22Et ici nous devons à nouveau apprendre à parler l’hébreu, car cela ne veut rien dire en allemand [ni en français !] si je dis Que le Seigneur lève son visage sur toi ». Et on ne peut pas bien le rendre en allemand [ou en français !], car le sens est le suivant lorsque Dieu fait luire ou resplendir son visage sur nous, les tribulations et persécutions du diable, du monde et de notre chair font une telle tempête dans notre cœur que nous avons l’impression que la lumière bien-aimée de la précieuse parole divine doit être submergée et nous laisser dans la pénombre. Il en va de même lorsque le soleil se lève de manière plaisante, resplendit joyeusement et éclaire agréablement, mais que des nuages et une tempête se lèvent contre lui et lui prennent sa splendeur, si bien qu’on ne voit plus le soleil et qu’il semble devoir sombrer et se laisser vaincre et écraser par la tempête. Et l’on dira alors au soleil Reste inébranlable, cher soleil, ne te laisse pas vaincre par les nuages et tempêtes, ne laisse pas le jour se transformer en nuit, mais lève ta belle lumière sur tous les nuages et tempêtes et préserve-nous le jour, afin que les nuages et tempêtes avec leurs ténèbres n’aient pas la victoire, mais que tu vainques avec ta belle lumière et gardes ta suprématie. » 23Ainsi la bénédiction veut souhaiter ici que le Seigneur Dieu veuille lever la lumière de sa parole sur nous, afin qu’elle brille plus haut et plus fort dans notre cœur que toutes les tribulations du diable, de la mort et du péché, le désespoir, le découragement, la frayeur et tous les autres malheurs. Car s’il ne le fait pas, le diable nous est trop puissant, avec ses tempêtes et nuages, il nous assombrit et nous obscurcit la belle lumière initiale de la parole divine et nous en éloigne tellement lamentablement que tout devient pire pour nous que cela ne fut auparavant. C’est ce que nous voyons et vivons quotidiennement avec ceux qui abandonnent la parole, parce qu’ils y sont contraints par la force ou séduits par l’hérésie, comme le dit le Christ Lorsque l’esprit impur est sorti », il revient avec sept autres esprits plus mauvais que lui [7] ». C’est pourquoi il est nécessaire ici de bénir et de prier, d’appeler et de souhaiter que Dieu veuille lever son visage sur nous. Cela signifie que la lumière de sa parole soit conservée de manière durable dans notre cœur et qu’elle garde sa suprématie sur le diable, le meurtrier et menteur qui veut, par le meurtre et le mensonge, affaiblir et réprimer cette parole en nous. 24Et cette troisième partie de la bénédiction contient aussi deux éléments, à savoir l’élévation du visage et la paix. Car elle ne souhaite pas seulement que nous soyons fortifiés et réconfortés par l’élévation de son visage contre le diable, etc., mais aussi qu’il nous confère un cœur paisible et un courage vaillant dans ce combat et cette agitation. Cela afin que nous ne supportions pas seulement et succombions finalement, mais que, même dans le combat et l’agitation, nous ayons la paix, nous louions et remercions Dieu et ne devenions pas impatients à l’égard de sa volonté divine, comme l’enseigne Paul que la paix garde la victoire dans notre cœur, que nous n’entreprenions rien contre Dieu et les hommes par impatience, mais que, intérieurement et extérieurement, nous restions calmes et paisibles à l’égard de Dieu et des hommes, jusqu’à ce que vienne la paix dernière et éternelle. 25* 26Cette bénédiction n’est pas très éloignée de l’autre bénédiction traditionnelle, que l’on donne dans la langue latine et qui se dit en traduction Que Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit vous bénisse, Amen. » Car c’est l’œuvre de la création qui est attribuée au Père, et notre bénédiction en traite également et l’exprime plus clairement en disant Que le Seigneur te bénisse et te garde », c’est-à-dire qu’il te donne gracieusement le corps et la vie, et tout ce qui en fait partie. Au Fils est attribuée l’œuvre de la rédemption, et cette bénédiction en traite aussi et l’explique, en disant Que le Seigneur fasse luire son visage sur toi, etc. », c’est-à-dire qu’il te délivre des péchés, t’accorde sa grâce et te donne son Esprit. Et au Saint-Esprit est attribuée l’œuvre de la sanctification quotidienne, du réconfort et de la fortification contre le diable, et finalement de la résurrection des morts. Cette bénédiction traite également de cela et l’explique en disant Que le Seigneur lève son visage, etc. », c’est-à-dire qu’il veuille te fortifier, te réconforter et finalement te donner la victoire, comme nous l’avons énoncé ci-dessus. 27Mais le fait que Dieu ordonne dans cette bénédiction qu’ils doivent placer son nom sur les enfants d’Israël quand ils le bénissent [v. 27], a la signification suivante qu’il veut interdire les bénédictions des idoles, telles que le dieu Baal, le dieu de Dan ou d’autres semblables, avec lesquelles les faux prophètes avaient l’habitude de bénir le peuple sous l’apparence du vrai Dieu, comme on peut entendre les prophètes s’en plaindre ici ou là. Il en est de même chez nous lorsque les prêtres et les moines nous bénissaient avec les noms des saints, comme on le trouve dans les prières de collecte, dans lesquelles ils prient de manière effrontée que Dieu veuille nous donner une telle chose ou une telle autre au nom d’un tel saint ou d’un tel autre. Ce sont des prières et bénédictions idolâtres, qui ne sont pas prononcées au nom de Dieu seul, comme cela devrait être. Notes [*] Pierre Bühler est professeur honoraire de théologie systématique à l’université de Zurich. [1] La traduction a été établie à partir de la version imprimée en 1532, en vieil allemand, dans l’édition de Weimar WA 30,III, 574-582. Les adjonctions du traducteur sont placées entre crochets. [2] Nb 6,22-27. [3] Gn 1,28. [4] 1 Co 3,6. [5] 1 Co 12,4-11. [6] Rm 8,23. [7] Voir Mt 12,43-45.